Journée 5 : du Landmannalaugar à Skaftafell
Les jours suivants sont l'occasion de renouer avec le commun des mortels et les trajets touristiques. Au matin de Skaftafell, la pluie est incessante mais s'atténue peu après dix heures. Les prévisions météorologiques vont sauter en l'air, comme d'habitude. Skaftafell offre certaines opportunités de ballades dont certaines durent deux ou trois heures. La mer est loin car le camping est situé dans une enclave des basses terres loin de la côte. Après avoir pris mon café, acheté un paquet de caramels mous enrobés de chocolat et m'être passé un peu d'eau sur le corps en guise de toilette, j'entame la montée en direction du parc naturel de Skaftafell. Le soleil apparaît peu à peu s'installant pour la journée entre quelques gros nuages. Les caramels mous ne font pas long feu, le sac diminuant à vue d'oeil. D'un caramel mou, je passe à cinq caramels mous par lampée … le chocolat est compulsif. De plus cela m'évite de porter leur poids sur le dos en l'installant dans l'estomac.
Au bout d'une heure, le chemin descend sur les basses terres en direction de la rivière dans laquelle se déverse les cascades de la vallée du Morsárdalur. Passant un éboulis de pierre pour raccourcir le trajet, un pont habillant merveilleusement le paysage me permet de traverser la Morsá. Le plateau des basses terres, délaissé par la mer, de pierres et de poussière recouvert, est vaste d'une dizaine de kilomètres au moins.
Le chemin suit la côte pendant trente minutes pour rejoindre bientôt un autre pont cerné de digues montées de caillasse. Oeil sur l'objectif, j'avance en quasi aveugle sur le terrain plat en me confrontant à l'horizon du vide maritime. Le paysage est en contre-jour et sans aucun sujet de premier plan. La lumière et la composition sont deux critères essentiels pour réussir une prise : je prends de nombreuses photographies en pure perte. De l'horizon j'entrevois des quads qui s'éclatent dans ce cadre sans limite. Ils s'approchent. J'ajuste l'appareil au plus rapide pour immortaliser leur passage tout en misant sur la chance et la spontanéité. Ce seront les seules traces humaines de cette première balade.
Il est quinze heures … tout un après-midi à combler, je ne peux rester au camping. Je m'engage vers l'est, sur la piste menant au glacier Skaftafellsjökull. Le sentier est très fréquenté et mène au bout d'une heure à l'intersection entre le plat maritime et le glacier. Ce dernier atteint plusieurs centaines de mètres de large. La distance est telle que je ne peux dire si sa longueur est en kilomètres ou en dizaines de kilomètres. Il dévale depuis le haut de l'horizon et dégouline jusque sur les basses terres en se fondant de bloc de glace. Le contraste des couleurs est si fort que le glacier prend des allures de langue, semblant pouvoir se replier dans ses hauteurs à tout moment. La beauté de ces neiges éternelles venues mourir aux pieds de l'homme est réelle mais les nombreux touristes gâchent encore une fois mon plaisir. Je ne peux communier complètement avec la nature.
Souhaitant m'approcher du sommet du glacier, je poursuis en son long pour atteindre la perspective du Gnoma. La perspective est saisissante d'autant plus qu'il commence à se faire tard : les lumières dessinent de belles ombres sur l'étendue craquelée d'ivoire. Le temps d'essayer différents réglages et effets pour retenir les plus belles photos, je tente de monter un peu plus haut, puis encore plus haut, jusqu'à ce que le chemin en lacet zigzague entre les rochers et disparaît ainsi dans les hauteurs d'un col aux allures inquiétantes. J'espèrais revenir sur Skaftafell par cet autre chemin vu de mémoire sur la carte. Le problème est que, ayant voulu faire des économies à la cafétéria, je n'ai pas pris cette carte. Je suis donc en train de prendre des risques seul et en pleine montagne. C'est typiquement du n'importe quoi. Il est vingt heures et je me suis déjà bien enfoncé dans les cols. Je décide de rebrousser chemin.
Etant normand d'origine, j'ai l'idée fixe de ne pas emprunter le même retour. Croyant deviner un chemin, je le suis et croise trois autres trekkeurs. L'un deux me confirme que cette route mène bien à Skaftafell. Ragaillardi, je trace, GPS à la main, ce nouveau chemin. Au bout d'un certain temps, c'est de pire en pire : le sentier monte vers les montagnes de plus en plus loin de la côte, sur plus de deux kilomètres selon le GPS.
Le chemin emprunté à l'aller est à quelques cinq kilomètres à vol d'oiseau au sud. L'idée d'un hors sentier commence à faire son propre chemin. La pente est d'un dénivelé moyen mais d'un vert inquiétant. Je décide de quitter le chemin en longeant la rivière et m'engage sur les tapis de mousse. Chaque tapis s'étale sur vingt mètres, ponctué de traces de terre. Ce qui me semblait simple devient un vrai cauchemar pour mon âme peureuse. Aux bâtons tâtant, je réalise que la mousse s'enfonce parfois de près d'un demi mètre. C'est donc une mer verte que je vais devoir traverser. Quand les motifs s'offrent en couloir aérien, je saute de tâche en tâche heureux de rebondir sur la terre ferme. Je vole d'île en île, je navigue en mer de mousse … Le ciel est bleu sombre et or dans ses nuages du soir. La température est douce. Les minutes défilent et j'essaye de me rassurer pour ne pas me presser dangereusement. Je m'invente une présence virtuelle râleuse (et involontairement féminine) pour me tenir compagnie et me divertir des pensées négatives. Je discute intérieurement pour choisir le meilleur chemin, mesurant le pour et le contre. Au fur et à mesure, je sens que la mousse est suffisamment stable pour supporter mon poids. Confiant, je saute de moins en moins pour adopter la technique de la glissade douce sur la mousse, craquante comme du verglas sur un tapis de neige. Parfois les passages deviennent plus difficiles, en particulier aux abords des ruisseaux. Je contourne avec attention ces zones marécageuses. Au bout d'une heure de hors sentier, éreinté, j'entrevois le chemin du retour. Ma crainte était de me tordre la cheville, la fatigue et l'obscurité aidant : cela s'est bien passé.
De retour au camp, je mange et m'assoupis dans mon duvet sauna. Cette petite virée improvisée me rappellera qu'il faut toujours avoir une carte sur soi, même touristique.
Demain, lever à six heures trente pour découvrir la plus belle lagune d'Islande : le Jökulsárlón, au nom imprononçable.