Les côtes arctiques sont au kayak de mer ce que le massif du Mont Blanc est à l’alpinisme. A la fois un lieu de naissance et celui d’une expression pure de l’activité. Les côtes du Svalbard sont à bien plus de mille kilomètres de l’Est groenlandais où fut inventé le kayak il y a 4000 ans. Mais quand est née l’idée d’aller faire du kayak de mer au Svalbard, ce sont les mêmes images de phoques, d’ours polaires, d’icebergs, … qui faisaient le quotidien des Inuits qui ont animé mes rêves de voyageur. Ce voyage je le voulais immersif et quand l’opportunité de partir y pagayer cinq semaines s’est présentée, je ne fut pas long à me décider. Retour sur un voyage … superlatif.
De Longyerbean à Magdalenabukta
Enfermée dans le carré du navire scientifique qui la conduit au départ du périple, la petite bande de onze pagayeurs a le teint cireux et la mine défaite. Pourtant, malgré l’état dantesque de la mer, c’est le soulagement qui règne. Nous avons enfin quitté Longyerbean où nous avions atterri 4 jours plus tôt après une escale en Norvège ! Quatre longues journées à attendre que le pack, cette portion de banquise dérivante venue obstruer la baie, se disloque et nous permette de partir. Pas le temps de se remettre du mal de mer quand se profile notre destination. Il faut en effet hisser par dessus bord cinq kayaks doubles, un monoplace et tout l’équipement et la nourriture prévus, les débarquer à l’aide du zodiac et monter le camp.
Quand enfin l’activité s’arrête, le navire est loin et nous voici livrés à nous même, pour de longues semaines. Et quand je dis livrés à nous même, je pèse mes mots. Notre “expé” de kayak de mer au Svalbard n’est reliée au monde que par un téléphone satellite pour déclencher le rapatriement en fin de parcours ou en cas d’accident. Des secours qui ne nous parviendrait, au mieux, que 48 heures plus tard, si la mer le permet. Les conditions météorologiques ne permettent en effet que rarement aux hélicoptères du Sysselmannen på Svalbard, le gouverneur norvégien de la région, de nous atteindre. C’est donc une routine stricte de sécurité qui s’installe dès les premiers instants.
Premier camp de kayak de mer au Svalbard
Nous sommes ici au cœur des territoires de l’ours polaire. Son intelligence, son adaptation à ce milieu, sa capacité à nous considérer comme des proies et l’absolue nécessité d’éviter toute confrontation nous impose d’adapter l’organisation de notre quotidien à sa présence. Jamais seul•e, toujours sous surveillance ! C’est la règle qu’il faut accepter, que ce soit quand il s’agit de manger, de se reposer, de randonner ou même … d’aller aux toilettes. A terre, la surveillance doit être permanente et chacun notre tour nous effectuons une garde d’une heure par rotation. Équipé d’un pistolet d’alarme la vigie doit sonner l’approche d’un ours, faire se rassembler tout le monde hors des tentes pour paraître, en groupe, plus impressionnant et menaçant. Le fusil n’est là qu’en dernier recours.
Le jour permanent qui règne ici l’été fait perdre les repères temporels. Après avoir fait l’équivalent d’une nuit de repos en plein jour, nous embarquons dans les kayaks. Les montres affichent 23 heures passées. Comme la respiration d’une grosse bête endormie, une légère houle est tout ce qui reste de la tempête des dernières heures. Rien qui ne puisse nous effrayer dans nos kayaks hyper-stables, d’autant que nous sommes bien préservés du large par un chapelet d’îles. Longeant la côte, cap au Nord, se succèdent les plages de sable blanc et les eaux turquoises des baies, les îlots noirs et acérés et les glaciers dont le bleu électrique tombe dans la mer. Chaque coup de pagaie voit le paysage se renouveler et les toponymes aux suffixes norvégiens (fjorden, bukta, breen, …) égrènent notre avancée sur la carte. Les journées passent, bien remplies de l’envie d’en découvrir toujours plus.
Conscients que la météo favorable n’est pas définitivement acquise nous enchaînons les longues journées sur l’eau jusqu’à atteindre Raudfjord, le fjord rouge. C’est le premier grand fjord orienté plein nord. Profond d’une vingtaine de kilomètres, nous ne ferons que le traverser pour rejoindre sa rive Est. Quatre kilomètres de traversée sous influence tantôt des courants d’air froid de la banquise, située à peine à deux degrés de latitude plus haut, tantôt des courants catabatiques. Ces derniers sont ceux qui nous préoccupent le plus. Quand la météo est au beau fixe, la masse d’air située au-dessus des eaux sombres de la mer se réchauffe et s’élève, libérant la place pour l’air froid de la calotte qui se déverse par les glaciers jusqu’à la mer ; c’est cela, les vents catabatiques. Ils se caractérisent par leur soudaineté et leur violence, dépassant régulièrement les 200 km/h. S’ils se produisaient lors de la traversée, nos chances de survie, avec une eau avoisinant les 0°C seraient … nulles. La tension est palpable et engendre de mauvaises décisions. Le groupe se laisse prendre à viser droit au but sans compenser la dérive liée au vent qui se lève, force 3. Ce piège de débutant nous ajoute une bonne heure de navigation mais nous arrivons à bon port. A proximité de notre lieu de bivouac enfin nous respirons et prenons le temps d’admirer les mouettes tridactyles, fulmars boréaux et goélands bourgmestre qui, innombrables, se nourrissent à quelques mètres des kayaks.
Kayak de mer au Svalbard, pointe Bienvenue
La météo a changé. Nous passons sous les 10°C, le vent se lève et un plafond gris sombre s’abaisse sur les sommets. La vie au camp se met en place. Sans aucune référence à l’heure solaire, le programme s’établit d’un commun accord. D’abord dormir pour récupérer des longues navigations, puis s’alimenter et passer des moments conviviaux sous la tente mess. Boissons chaudes et nourriture généreuse ont raison des micro-tensions propres à ce huis-clos. Car c’est bien un paradoxe, en pleine nature, loin de toute civilisation, l’ours nous impose d’être en permanence les uns avec les autres. Il faut donc veiller à préserver des instants précieux de solitude. Je trouve les miens dans la lecture et l’observation de la faune. Mes petites jumelles Leica ne me quittent jamais et m’offrent mille et une source d’émerveillement. Cette sterne arctique nourrissant son poussin guère plus gros que mon pouce, ces bécasseaux violets se nourrissant dans les laisses de mer, … Je passe un temps infini à scruter le paysage, à rechercher les traces de vie et soudain … Une silhouette arrondie blanc ivoire émerge à peine de l’eau, au loin. Celle-ci se rapproche, je distingue un peu plus précisément les formes … un beluga ? Non, … c’est un ours polaire ! Un ours traversant la baie à la nage, contournant notre camp pour se placer sous son vent. Il sort de l’eau et repart en courant, cap à l’ouest, exactement dans la direction que nous prenons.
Dégradation météo avec renforcement du vent prévu pour le lendemain. La vacation météo transmise par téléphone satellite ne colle pas avec ce que j’observe. Au large, des moutons d’écume coiffent déjà quelques vagues et je ne partage pas l’idée de prendre la mer. Certains parmi le groupe ne sont pas très expérimentés, les conditions seront éprouvantes. La décision est prise malgré tout d’y aller. Le ciel sombre, l’océan arctique d’un vert glauque n’incitent pas à la légèreté. Biscayarhuken, la pointe de Biscaye ainsi nommée en mémoire des baleiniers basques qui hivernèrent ici au XIXe s. marque notre sortie de la baie. Sitôt que nous perdons sa protection, la houle se creuse, un mètre, un mètre cinquante, gigantesque pour nos kayaks. D’abord de face avec vent force 3 babord-avant elle impose une épuisante lutte pour avancer. Mais bientôt nous changeons de cap, la houle devient travers. Nous tentons de naviguer groupés mais les différences de puissance et de technique obligent à attendre incessamment les plus faibles. Les heures passent, cinq, six heures, sept bientôt que nous sommes sur l’eau. Impossible de débarquer, à peine le temps de prendre quelques encas tant la mer est mauvaise. La houle blanchit, les vagues s’abattent sur les ponts ajoutant le froid à la fatigue. Le rythme ralentit avec la fatigue, les visages sont fermés, la peur se lit parfois sous la surprise d’une vague plus grosse. Velkomspynten, Pointe Bienvenue ; jamais un lieu n’aura si bien porté son nom. A l’abri – très relatif – de son relief nous débarquons après plus de 9h30 sur l’eau.
Quand l’ours s’invite au camp
Trois jours déjà que le camp de Velkomspynten est dressé et la tempête fait toujours rage. Nous sommes à la pointe nord-ouest de Reindyrsflya, la terre des rennes. 250 km² de toundra presque sans relief constituent notre décor. Tout le monde dort. Cela fait bientôt une heure que je suis de garde à l’ours, que je scrute le paysage à la recherche du moindre point blanc. J’arpente le camp. D’abord la grève et les kayaks puis une cinquantaine de mètres plus loin le stock de nourriture, cinquante autres mètres et voici la tente-mess et plus loin encore les tentes. Autant de distances de sécurité pour éloigner les provisions – supposées attirantes pour l’ours – du lieu de repos.
J’arrive au kayak, donne un coup de jumelles sur la mer, me retourne vers les tentes une énième fois. Là, à vingt mètres à peine d’une tente … un ours approche, décidé. Mon cœur fait un bond si fort dans ma poitrine que cette sensation restera à jamais gravée. Quelques secondes et il pourrait rejoindre cette tente, attaquer. Sans réfléchir, mu par l’adrénaline, je cours vers lui, … la manœuvre le perturbe, il s’arrête, hume vers moi. J’arme le pistolet d’alarme, vise devant l’ours. Le projectile explose à quelques mètres de l’animal. La déflagration est immense et bien qu’à distance je reste assourdi quelques instants. Lui n’a qu’un petit sursaut mais tourne les talons et s’éloigne de quelques centaines de mètres. Réveillée, toute l’équipe se rassemble … au cas où. Je n’en reviens pas d’avoir été surpris. Des heures durant, dans ce paysage plat, l’ours a dû avancer vers nous, jouant avec les micro-reliefs de ce paysage sans obstacles pour progresser. Étonnante et précieuse sensation que d’avoir été une fois dans sa vie … chassé.
Les heures ont passé, le vent est tombé et la mer devenue calme comme par enchantement. Notre ours n’a pas bougé, s’offrant quelques siestes au soleil arctique enfin réapparu. Bien qu’à bonne distance du camp, un second ours apparaît et sonne l’heure du rembarquement dans les kayaks. Passée Velkomspynten, nous pénétrons dans Liefdefjord. Nous naviguons à présent cap Sud-Ouest. C’est là que nous montons notre dernier camp, auprès d’une ancienne cabane construite en 1927 par deux trappeurs norvégiens. Le moins que l’on puisse dire est que ces deux frères ne manquèrent pas d’humour en baptisant la bicoque “Texas bar”. A moins que le froid glacial que déverse le glacier de Monaco situé au fond du fjord n’ait fortement incité les frères Nøis à abuser des spiritueux … C’est, quoiqu’il en soit, ce même glacier qui marque nos derniers coups de pagaies avant qu’un navire ne vienne nous rechercher. Liefdefjord, littéralement le fjord de l’amour, quel meilleur nom pour définir mon sentiment pour ces hautes terres au terme de cette aventure en kayak de mer au Svalbard, décrire cette attraction pour ces glaciers d’un bleu irréel, pour le crépitement des bulles d’air des glaces fondant dans la mer, pour ces oiseaux et l’immensité sauvage que représente cette terre des ours.
Informations pratiques
L’ensemble du parcours se déroule au cœur du parc national de Nordvest-Spitsbergen, au nord de l’île du Spitzberg, sur l’archipel du Svalbard. Situé au-delà de 79° de latitude Nord le parc préserve des écosystèmes terrestres et maritimes du Haut-arctique. A terre la végétation est exclusivement composée d’une toundra clairsemée et rase (dryades, saxifrages, saules herbacés, …). Le faune terrestre comprend rennes du Svalbard, renards et ours polaires. L’avifaune est essentiellement composée d’oiseaux migrateurs, pour l’essentiel marins (mouette arctique et tridactyle, goéland bourgmestre, grand labbe et à longue queue, guillemots, macareux, mergules, oie nonette, …). Seuls les lagopèdes et grand corbeaux sont sédentaires. En mer les pinnipèdes sont nombreux (morses, phoques barbu, veau-marin, du Groenland, …) et facilement observables. Les cétacés (beluga, baleine à bosse, …) plus discrets mais régulièrement observés.
Formalités
Territoire sous administration norvégienne, l’accès est possible avec une simple carte d’identité européenne. Son statut particulier lié au traité du Spitzberg en fait cependant un territoire particulier, hors espace Schengen. La monnaie ayant cours est la couronne norvégienne. Si l’accès à la ville de Longyerbean est libre, l’organisation d’activités de pleine nature, comme le kayak de mer au Svalbard est soumise à d’importantes règles et autorisations liées à la protection du patrimoine et à la sécurité. Plus d’infos sysselmannen.no.
Comment y aller ?
L’aéroport de Longyerbean est le seul accès aérien à l’archipel. La compagnie SAS organise des dessertes régulières en haute saison via Oslo.
Quand aller faire du kayak de mer au Svalbard ?
Pour le kayak, la saison est courte ! A partir de la mi juin les immenses colonies d’oiseaux qui peuplent le littoral du Svalbard sont un véritable spectacle. La toundra est en fleur, offrant un spectacle remarquable. Dès la mi-juillet, oiseaux et fleurs commencent à disparaître. Malheureusement, ce n’est qu’à partir de cette date que bon nombre de baies finissent par se libérer de la banquise, rendant leur accès en kayak enfin possible. Dès mi-août les jours raccourcissent significativement et l’hiver revient.
Avec qui aller faire du kayak de mer au Svalbard
66 Nord est la seule agence francophone à programmer ce séjour. J’ai, pour ma part, choisi d’effectuer d’abord une randonnée en kayak de 15 jours dans l’Isfjord, proche de Longyerbean, excellent préambule à la montée vers Texas bar et constituant ainsi un séjour global de cinq semaines.
Sécurité/santé
Isolement, engagement physique et rusticité des conditions de bivouac destinent ce séjour – proche des conditions d’une expé – à un public en bonne forme, maîtrisant les techniques de base de kayak. Il est nécessaire d’être conscient de l’engagement, notamment psychique, qu’il signifie.
A lire
- Le site Toposvalbard offre une excellente cartographie de l’archipel
- Le guide en ligne Svalbard.fr regorge d’informations sur la biodiversité, l’histoire, la géographie, …
- Édité dans la mythique collection rouge de Guérin, le récit “Quatre contre l’Arctique” raconte l’hivernage forcé de marins russes sur les côtes du Svalbard. A ne manquer sous aucun prétexte !
- Longtemps guide de kayak, Emmanuel Hussenet est également aventurier, auteur et photographe. Des talents qu’il rassemble dans l’ouvrage “Spitzberg, vision d’un baladin de glaces” publié chez Transboréal.
Reportages d’itinérances à pied, à la pagaie et à ski-pulka
Belle aventure ! Quelle expédition, ça force l’admiration. Chapeau.
Merci pour ce commentaire 😉