Ce n'est que douze heures plus tard que la tempête se calme. Je peux alors repartir. Le fjord est juste devant moi et en moins d'une heure j'y parviens.
Sur la glace, les empreintes de loups et renards sont très nombreuses.
Le fjord de Strathcona est énorme. Au milieu, se trouvent bloqués de gigantesques icebergs pouvant atteindre des centaines de mètres de long. Ces blocs de glace ne pourront à nouveau voguer au gré des marées qu'après la débâcle de la banquise. Dans ces régions les fjords ne sont jamais totalement libres de banquise et les icebergs peuvent mettre plusieurs années pour rejoindre la mer.
Je suis sur la banquise depuis une bonne heure et je sens une présence. Je regarde attentivement autour de moi et je finis par voir un renard trottiner. Cette petite boule de poils blancs se confond tellement bien avec la banquise que rapidement je la perds de vue. Mais que peut bien chercher ce renard ! Je sais qu'ils accompagnent souvent les ours polaires pour profiter des restes des repas de ces derniers. Fatigué mais heureux d'avoir fait cette rencontre, je m'assois sur la pulka et je mange une tablette de chocolat. Au moment de repartir je sens à nouveau cette présence. J'aperçois alors à une cinquantaine de mètres un renard sortir d'un trou sur la banquise. Armé de mon appareil photo je tente de m'en approcher. Régulièrement, le renard s'engouffre dans le trou. Je choisis donc ces moments là pour m'approcher en essayant de faire le moins de bruit possible car sur la glace tous les bruits résonnent. A force d'efforts et de patience, je m'en approche à une quinzaine de mètres. Je comprends enfin la raison de sa présence. Fin avril, c'est la période où les blanchons (bébés phoques) naissent. Les mères phoques cherchent de petites poches d'air à l'intérieur de la banquise pour mettre bas. Les blanchons ne savent pas nager à la naissance. Dès que les renards ont senti la présence d'un blanchon, ils tentent de trouver des fissures et creusent pour l'atteindre. Ainsi, mon renard ressort régulièrement de la banquise avec les babines de plus en plus maculées de sang. Cette nourriture lui permettra de se subvenir à ses besoins durant une semaine.
Je mets près de deux journées pour traverser le fjord et remonte un petit cours d'eau. Le lit de ce dernier est encaissé d'environ quatre mètres. La neige s'y est accumulée. L'enfer commence. Malgré mes skis, je m'enfonce jusqu'aux genoux. Parfois, je suis contraint d'abandonner la pulka pour " damer " la poudreuse et ensuite refaire le même trajet en tirant la pulka. Mes rations alimentaires commencent à être juste et dès midi mon corps est en glycogenèse jusqu'à la fin de journée. Epuisé, je cherche un endroit où il y a peu de neige pour planter ma tente.
Le lendemain, je retrouve à nouveau la poudreuse. Cette marche m'épuise. A midi j'ai déjà consommé tous mes vivres pour la journée ! Après avoir passé un col, je commence une descente. La poudreuse rend ma progression difficile et me demande de nombreux efforts.
Plus loin, je retrouve la banquise. Enfin un terrain dur. Je progresse rapidement. Je plante la tente à 5 kilomètres de la prochaine vallée. Il n'y a pas de vent et le soleil, bas comme à son habitude, est magnifique. Après avoir monté la tente, je m'y engouffre et prépare mon dîner. Soudain, une ombre se dessine sur les parois de la tente ! Mon inquiétude se mue rapidement en angoisse. Je pense bien évidemment à un ours polaire car je suis sur leur territoire. N'étant pas armé, je saisis les fusées de détresse et la bombe anti-ours. Je parle le plus fort possible pour éloigner l'animal et me rassurer. J'ouvre " lentement " la fermeture éclair de la tente. Miracle ! Ce n'est qu'un loup. Il se tient à deux mètres de moi. C'est un instant magique. L'animal s'éloigne tranquillement pendant que je fonce vers ma pulka pour attraper mes appareils photos. Je cherche à capter son attention en sifflant mais il continue et va rejoindre sa compagne qui a observé la scène à 150 mètres de distance.
Après la banquise je retrouve la terre et la poudreuse. Toujours les mêmes difficultés…
Plus loin, les gorges se resserrent. J'arrive dans un endroit large d'une dizaine de mètres, au pied de falaises de cinq-six mètres de haut. Entre les parois, ce n'est qu'un dédale de blocs de pierres et entre les pierres, un mètre de poudreuse. Je ne peux plus passer. Je dois retirer mes skis, défaire le harnais, vider la pulka et effectuer des aller/retour. J'ai ainsi réalisé un record : 300 mètres en 3 heures ! Le lit de la rivière est encaissé et le vent me glace les os.
Ensuite, la nature se fait moins sévère. La poudreuse est toujours là mais en plus faible quantité. Je progresse plus aisément. Je passe le col et descends vers le fjord de Cañon.
Jean-Marc Périgaud, Aventurier, Photographe et Guide Polaire